Le Ministère de la Défense se dote de satellites espions capables d'intercepter les communications téléphoniques, fax, e-mails... pour écouter le monde entier. Par Serge BROSSELIN
Milieu des années 90 au siège parisien d'un
groupe industriel français. Tous les hauts responsables ont
été convoqués par leur président qu'accompagne le directeur
de la sécurité. Aucune des "huiles" conviées à la
réunion n'a préalablement été informée de la raison de ce
surprenant rendez-vous matinal. Le chef de la sécurité met en
marche un magnétophone. Stupeur des invités! Ce sont leurs
propres communications téléphoniques, interceptées à partir
de leurs téléphones portables, qu'ils entendent!
Depuis, ces cadres dirigeants appelés à traiter les
informations stratégiques sont sensibilisés aux risques des
interceptions électromagnétiques. Car, inutile de le préciser,
ce que les "grandes oreilles" du ministère de la
Défense français ont intercepté, le réseau d'écoute
américain Echelon de la National Secutity Agency (NSA), dont le
siège est à Fort Meade, dans le Maryland, en a eu également
conaissance. Interception de mobiles, de télécommunications
civiles (courrier électronique, fax, téléphone...) et
militaires, recueil des caractéristiques des fréquences de
fonctionnement des radars militaires ou des conduites de tir de
batteries de missiles, tout s'écoute à partir de l'espace!
"Gouverner c'est prévoir", donc plus que jamais à
l'ère de la communication généralisée, c'est avant tout,
savoir. Voilà pourquoi le ministère français de la Défense va
mettre en service en 2003 un système d'écoute électronique
spatial que seuls les Etats-Unis et la Russie possèdent
aujourd'hui. Essaim - c'est son nom - surveillera à son tour
l'activité radio et radar de la planète à partir d'une orbite
située à 680 kilomètres d'altitude.
Ce système, constitué par une escadrille de quatre
microsatellites (120 kilos), sera capable d'écouter et
surveiller une zone de 200 à 2500 kilomètres de part et d'autre
de la trace de sa trajectoire au sol. C'est donc des bandes de
terrain allant jusqu'à 5000 kilomètres de large qu'Essaim
placera sous écoute de ses antennes. Compte tenu que les quatre
salellites graviteront sur des orbites perpendiculaires au sens
de rotation de la Terre, celle-ci sera sous surveillance
intégrale. Pas en permanence, puisqu'un même point ne sera
écouté que dix minutes toutes les quatre-vingt-treize minutes.
Le système sera commandé à partir d'une station de contrôle
du Cnes, installée à Toulouse, qui asssurera les opérations de
télécommande et de télémesure des satellites en orbite.
Quant à la propagation des missions et au traitement des signaux, recueillis
à partir de l'espace, ils reviendront à une autre station, installée au Celar
(Centre d'Electronique et de l'Armement) de Bruz, près de Rennes.
La constellation décrira 15 orbites, toutes les 24 heures et
passera 6 fois au-dessus du même point de la Terre chaque jour.
Les satellites voleront en formation sur 2 orbites, séparées
d'une distance comprise entre quelques kilomètres et quelques
dizaines de kilomètres. 3 satellites seront opérationnels, le
quatrième étant un "compagnon de voyage" inerte mais
appelé à prendre le relais pour suppléer à la défaillance de
l'un des 3 autres.
Le choix pour le "segment spatial", comme l'appellent
les spécialistes, d'une architecture à quatre satellites, alors
que l'option d'un seul de plus grande taille avait été
envisagée dès 1998, s'explique par des raisons techniques et
financières. "Découper" un gros satellite en quatre
petits présente un certain nombre d'avantages. Par exemple,
"la disposition en losange des appareils, séparés par de
très longues distances, permet de créer, à partir des quatre
antennes de petites dimensions embarquées sur les satellites une
antenne virtuelle de très grande dimension, bref, d'agrandir la
taille de l'oreille", confiait récemment au Point
un responsable du programme. Deuxième avantage, cette
configuration à quatre plate-formes permet à Essaim de
procéder à une répartition plus aisée des fréquences à
surveiller et surtout débouche sur une localisation plus rapide
et précise des sources d'émission au sol. Enfin, l'opération
consistant à privilégier quatre microsatellites plutôt qu'un
seul de grande taille conduit à de substantielles économies.
Si les bandes de fréquences appelées à être écoutées par
Essaim sont des secrets défense, on peut en revanche déduire
que, compte-tenu des objectifs opérationnels fixés, ces
dernières devraient concerner celles inférieures à 1
gigahertz. La Délégation générale à l'armement (DGA), en
effet, ne part pas de rien en matière d'écoute. Elle dispose
même d'une assez sérieuse expérience dans ce domaine avec deux
satellites connus sous la désignation de "Cerise" et
"Clémentine" respectivement lancés en 1995 et 1999.
Du fait de leur très petite taille (50kg), ces satellites ont pu
être mis à poste de façon extrêmement discrète puisque
embarqués comme "passagers" lors des lancements des
satellites militaires d'observation optique comme Hélios. Les
satellites "Clémentine" et "Cerise", ayant
été placés sur les mêmes orbites que celles prévues pour
Essaim, ont permis de très sérieusement déblayer le terrain,
notamment pour acquérir la méthode permettant de trier, parmi
les quelques trois milliards de communications quotidiennes qui
transitent dans l'éther hertzien, celles méritant d'être
exploitées. "Cerise", comme ne l'indique pas
explicitement son acronyme (caractérisation de l'environnement
radio-électrique par instrument spatial embarqué) a eu pour
mission de caractériser les bandes radar sur toute la surface du
globe. Et si possible de déterminer les fréquences de secours
utilisées lorsque les fréquences principales sont brouillées
par des actions de guerre électronique. Malheureusement,
"Cerise" ayant heurté un débris spatial qui l'a
gravement endommagé, la DGA s'est trouvée contrainte de porter
à cinq ans au lieu des deux ans et demi initialement prévus la
durée d'expérimentation du satellite en orbite.
"Clémentine", pour sa part, s'est vu confier la tâche
de dresser la cartographie, la mieux renseignée possible, de
l'environnement électromagnétique sur la totalité du globe.
Réalisé par Alcatel et Thales, ce microsatellite a déjà
contribué à renseigner sur l'occupation réelle du spectre
électromagnétique par les émetteurs terrestres : téléphonie,
télévisions, radars et radiodiffusion. "Clémentine"
a de plus aidé les ingénieurs à définir le dimensionnement de
satellites appelés à effectuer ce type d'écoute dans le cadre
du programme Essaim.
Les enseignements opérationnels tirés par les spécialistes
français de l'expérimentation des démonstrateurs
"Cerise" et "Clémentine" sont déjà riches.
Nous avons découvert beaucoup de choses que nous ne
soupçonnions même pas. Il nous est par exemple arrivé de
localiser des émissions électroniques dans des endroits
totalement surprenants ou désertiques - le Kazakhstan notamment
- ou encore de relever des activités électromagnétiques sur
des fréquences de travail inhabituelles, confie au Point,
d'une façon on ne peut plus cryptée, un expert du Celar. Pour
lui, visiblement, la mise en service d'Essaim va immanquablement
aboutir à une discrète, mais drastique redistribution des
cartes. Dans certaines négociations internationales où la
France se trouve engagée avec quelques pays ou même partenaires
ou alliés, les bases de discussion ne seront plus tout à fait
les mêmes.
(Article tiré du magazine "Le
point", Vendredi 10 Août 2001, n°1508)
http://www.lepoint.fr